Julie Blanc – Composer avec les technologies du web
Poser les cadres théoriques
Poser les cadres théoriques
Nous nous intéressons à une nouvelle technologie introduite dans la pratique du design graphique et à ses effets sur cette pratique, elle-même ancrée dans un contexte social. Comme Bannon et Bodker
Liam Bannon et Susanne Bødker, « Beyond the
Interface : Encountering Artifacts in Use », in Designing
Interaction : Psychology at the Human-Computer Interface,
éd. par John M. Carroll (New York :
Cambridge University Press, 1991), 227‑53.↩︎
La technique c’est la façon dont quelqu’un fait quelque chose a écrit l’historien Lynn White dans une formule dont l’intérêt (…) est de nous rappeler que le « quelqu’un est essentiel », parce que c’est lui qui nous indique la bonne échelle. Une technique n’existe que lorsqu’elle est pratiquée, c’est-à-dire lorsqu’elle passe par quelqu’un qui, l’ayant apprise ou inventée, la met en œuvre de façon efficace. Il n’y a pas de technique sans cette efficacité et les habiletés humaines qu’elle implique. C’est donc là où ces habiletés sont produites qu’il faut observer les techniques.
2Pierre Rabardel, Les Hommes et Les Technologies ; Approche Cognitive Des Instruments Contemporains (Armand Colin, 1995), pp. 22-23.↩︎
En ce sens, nous nous inscrivons dans une vision anthropocentrée et sociale de la technique et plus particulièrement dans les cadres théoriques de l’activité développés dans l’ergonomie francophone et plus largement à l’international. De nombreux travaux ont mis l’accent sur la pertinence de ces cadres conceptuels en tant qu’outils théoriques appropriés pour l’étude des activités médiatisées par les technologies, notamment en les comparant aux approches cognitivistes et au champ de la recherche sur les interactions humain-machine
Victor Kaptelinin et Bonnie A. Nardi, Acting
with Technology. Activity Theory and Interaction Design (The
MIT Press, 2006) ; Liam Bannon et Susanne Bødker, « Beyond the
Interface :
Encountering Artifacts in Use », in Designing
Interaction : Psychology at the Human-Computer Interface,
éd. par John M. Carroll (New York : Cambridge University
Press, 1991), 227‑53 ; Viviane Folcher et Pierre Rabardel,
« Hommes, artefacts, activités : perspective instrumentale », in
Ergonomie, Hors collection (Paris cedex 14 : Presses
Universitaires de France, 2004), 251‑68.↩︎
Leur principale position ontologique est associée à l’hypothèse selon laquelle « le monde est fait et refait dans la pratique, à l’aide d’outils, de discours et de nos corps » (« the world is made and remade in practice, using tools, discourse, and our bodies. In addition, as practice theories
Emmanuel D. Adamides, « Activity-Based Analysis of Sociotechnical Change », Systems Research and Behavioral Science 37, nᵒ 2 (mars 2020): 223‑34 , p.3.↩︎
Dans la théorie de l’activité, les personnes agissent avec la technologie ; les technologies sont à la fois conçues et utilisées par des personnes ayant des intentions et des désirs. Les personnes agissent en tant que sujets dans le monde, construisant et instanciant leurs intentions et leurs désirs en tant qu’objets. La théorie de l’activité conçoit la relation entre les individus et les outils comme une relation de médiation ; les outils servent de médiateurs entre les personnes et le monde. (…) Dans la théorie de l’activité, le développement est un processus socioculturel, mais l’individu n’est pas réduit à la société ou à la culture. La nature dialogique des processus d’internalisation/externalisation permet aux individus de transformer la culture à travers leur activité.
5Kaptelinin et Nardi, Acting with Technology, op. cit., pp. 10-11. Notre traduction.↩︎
Nous nous focalisons plus particulièrement sur deux cadres conceptuels issus des théories de l’activité : 1) l’approche instrumentale portée par Pierre Rabardel et développée depuis une vingtaine d’année dans l’ergonomie francophone, et plus particulièrement à l’Université Paris 8 ; 2) la théorie historico-culturelle de l’activité portée par Yrgö Engeström depuis une trentaine d’années et très développée au plan international. Dans la première approche, la notion d’activité est focalisée sur les individus (et leurs relations) tandis que, dans la deuxième approche, l’accent est mis sur le fonctionnement de l’activité au niveau collectif. Toutefois, avant de présenter les concepts fondamentaux de ces deux approches et ce qui les distingue, intéressons-nous à leur filiation conceptuelle commune et au concept d’activité.
Le concept d’activité
Le concept d’activité trouve son origine dans la psychologie
soviétique des années 1920 et
1930 Pour une analyse historique de l’émergence du
concept d’activité voir : Alex Kozulin, « The concept of activity
in Soviet psychology : Vygotsky, his disciples and critics »,
American Psychologist 41 (1986) : 264‑74.↩︎
James V. Wertsch, Mind as Action (New York: Oxford University Press, 1998) , p. 24.↩︎
Afin d’expliquer ces relations, Vygotsky
Lev Semenovič Vygotski,
Mind in Society : The Development
of Higher Psychological Processes (Cambridge, Mass : Harvard
Univ. Press, 1981)..↩︎
Alexis N. Leontiev,
« The Problem of Activity
in Psychology », Soviet Psychology 13,
nᵒ 2 (décembre 1974) : 4‑33.↩︎
L’accent mis par la théorie de l’activité sur les facteurs sociaux et sur l’interaction entre les personnes et leur environnement explique pourquoi le principe de la médiation des outils joue un rôle central dans cette approche. Premièrement, les outils façonnent la manière dont les êtres humains interagissent avec la réalité. Et, selon le principe d’internalisation-externalisation, le façonnage des activités externes finit par entraîner le façonnage des activités internes. Deuxièmement, les outils reflètent généralement l’expérience d’autres personnes qui ont essayé de résoudre des problèmes similaires auparavant et qui ont inventé ou modifié l’outil pour le rendre plus efficace. Leur expérience s’accumule dans les propriétés structurelles des outils, telles que leur forme ou leur matériau, ainsi que dans la connaissance de la manière dont l’outil doit être utilisé. Les outils sont créés et transformés au cours du développement de l’activité elle-même et portent avec eux une culture particulière - la preuve historique de leur développement. L’utilisation des outils est donc une accumulation et une transmission de connaissances sociales. Il influence la nature du comportement extérieur et le fonctionnement mental des individus.
10Kaptelinin et Nardi,
Acting with Technology, op. cit,
p. 70. Notre traduction.↩︎
Par conséquent, l’insertion d’outils culturels dans les actions humaines permet de surmonter la division entre l’individu cartésien et la structure sociale intouchable. L’individu ne peut plus être compris sans ses moyens culturels ; et la société ne peut plus être comprise sans la participation des individus qui utilisent et produisent des artefacts. Cette perspective relationnelle permet de dépasser la dichotomie cartésienne entre « matière » et « esprit »
Jean-Paul Bronckart, « Vygotsky, une oeuvre en devenir », in Vygotsky aujourd’hui (Paris: Delachaux et Niestlé, 1985), 7‑21 , p.13.↩︎
Herbert A. Simon, The Sciences of the
Artificial (Cambridge :
The MIT Press, 1981).↩︎
Vygotsky capitalise sur la centralité des pratiques collaboratives transformatrices des personnes qui, loin de simplement s’adapter à leur environnement, le transforment collectivement et, par cette transformation, se transforment aussi eux-mêmes.
13Yannick Lémonie et Vincent Grosstephan, « Le laboratoire du changement : une méthodologie d’intervention au service de la transformation du travail. Perspectives méthodologiques pour une ergonomie développementale », Revue d’Anthropologie des Connaissances 15, nᵒ 2
(février 2021), p.18.↩︎
Ainsi, les sujets ne se contentent pas de choisir parmi les possibilités offertes par leur environnement, ils construisent activement leur environnement par l’intermédiaire de leur activité. En ce sens, l’apparition de ce paradigme constructiviste est indissociable de l’époque qui l’a vu naître. Vigotsky est fortement influencé par la philosophie marxiste selon laquelle une théorie sociale de l’activité humaine se doit essentiellement de participer à la praxis humaine et s’opposer au naturalisme et à la réceptivité passive de la tradition empiriste
Kozulin, « The concept of activity in Soviet psychology », op. cit., p. 266.↩︎
Anna Stetsenko
et
Igor M. Arievitch, « Vygotskian Collaborative Project of Social
Transformation : History, Politics, and Practice in Knowledge
Construction », in Collaborative Projects : An
Interdisciplinary Study, Studies in Critical Social Sciences
(Leiden, Netherlands : Brill Sense, 2014), 217‑38.↩︎
En conclusion, le point de vue ontologique et épistémologie porté par Vygotsky et ses collègues postule que nous vivons dans le monde que nous créons nous-mêmes. Nous le créons par le biais de pratiques sociales et en nous appuyant sur des outils culturels, toujours en relation avec d’autres êtres humains et en vue des objectifs et des points finaux que nous imaginons et auxquels nous aspirons et pour lesquels nous nous engageons.
Sur la base de ces postulats posés par la psychologie russe, les théories de l’activité ont évolué et se sont consolidées dans de nouvelles approches ; chacune puisant plus particulièrement dans un concept ou dans l’autre. Nous avons choisi d’inscrire notre travail dans deux de ces approches, l’approche instrumentale et la théorie historico-culturelle de l’activité. Chacune d’elle nous permet alors d’appréhender l’activité de manière plus spécifique au niveau individuel ou au niveau collectif.
L’approche instrumentale
L’approche instrumentale a été abondamment développée par Pierre Rabardel dans son livre Les hommes et les technologies ; approche cognitive des instruments contemporains paru en 1995 aux éditions Armand Colin. À travers ce livre, il promeut une vision anthropocentré des techniques issue des théories de l’activité russes. Il nous invite à étudier la technologie comme moyen ou ressource pour l’activité du sujet en prenant en compte les transformations au long court des interactions entre le sujet, l’objet de son activité et la technologie.
Reprenant la proposition de Vygosky selon laquelle l’humain interagit avec l’environnement de manière médiatisée avec des outils techniques ou psychologiques, il développe la notion d’instrument comme médiateur central du sujet avec l’objet de son activité. L’instrument est alors conceptualisé comme le couplage d’un artefact (qui peut être un outil technique) et de schèmes d’utilisation. Par ce biais, Rabardel nous invite à comprendre comment les technologies sont intégrées à l’activité humaine et insiste sur le devenir instrumental des objets techniques par leur mobilisation dans l’activité.
Nous ne mobiliserons pas tous les aspects du riche cadre de l’approche instrumentale, nous nous contenterons d’en résumer ici les dimensions principales. Nous nous focaliserons plus particulièrement sur les aspects qui nous apparaissent pertinents dans une perspective de compréhension des transformations de l’activité suite à l’introduction d’une nouvelle technologie.
Le
modèle quadripolaire
des
situations d’activité instrumentée
L’approche instrumentale part du postulat que toute activité instrumentée est toujours située et que les situations ont une influence déterminante sur l’activité. Il faut ici entendre par instrument, « ce que l’homme met entre lui et son environnement pour atteindre ses buts, que ceux-ci visent à transformer cet environnement ou à le transformer lui-même
Pierre Rabardel, « Instrument, activité et développement du pouvoir d’agir », in Entre connaissance et organisation : l’activité collective, Recherches (Paris: La Découverte, 2005), 251‑65 .↩︎
Anne Bationo-Tillon et Pierre Rabardel,
« L’approche instrumentale : conceptualiser et concevoir pour le
développement », in L’ergonomie orientée enfants, éd. par
Françoise Decortis
(Presses
Universitaires de France, 2015), 109‑45.↩︎
Folcher et Rabardel,
« Hommes, artefacts, activités »,
op. cit., p. 257.↩︎
L’activité du sujet est principalement orientée vers l’objet de l’activité à travers des médiations épistémiques et pragmatiques. Les médiations épistémiques visent principalement la prise de connaissance de l’objet (de ses propriétés, de ses évolutions en fonction des actions du sujet…). Elles contribuent donc à la connaissance d’un dispositif technique lorsque celui-ci est placé en tant qu’objet de l’activité : « Dans le cas de l’appareil photo numérique, l’écran permet, par exemple, une médiation épistémique au cliché qui vient d’être réalisé. Le sujet peut l’analyser immédiatement et ainsi décider de le conserver ou de le refaire en tenant compte des caractéristiques de l’image rejetée
Idem.↩︎
notamment par des processus de transformation. « L’ensemble des commandes de l’appareil photo numérique permettant la prise de vue ou la manipulation des clichés (modification, destruction…) relève de ce type de médiation
Idem.↩︎
L’activité du sujet est également orientée vers les autres. Cela est vrai tant pour les activités collectives qu’individuelles. C’est la deuxième orientation des médiations : les médiations interpersonnelles. Selon qu’il s’agit de connaître les autres ou d’agir, ces médiations peuvent être de nature épistémique ou pragmatique. Elles peuvent aussi prendre d’autres valeurs selon la nature de l’activité : médiation collaborative dans le cadre du travail collectif, médiation intersubjective, médiation sociale, etc. « L’appareil photo numérique rend possible des rapports aux autres différents de ceux autorisés par les appareils traditionnels. La photo d’une personne peut être examinée immédiatement et conjointement par le ‹ photographe › et le ‹ photographié ›. Le photographié peut l’examiner, en tant qu’image de lui-même (médiation réflexive), mais aussi du point de vue du regard porté sur lui par le photographe (médiation interpersonnelle).
Idem.↩︎
De même, le sujet est également « dans un rapport à lui-même : il se connaît, se gère et se transforme lui-même
Bationo-Tillon et Rabardel, « L’approche
instrumentale : conceptualiser et concevoir
pour le
développement »,
op. cit.,
p. 254.↩︎

L’instrument, une entité mixte
Approfondissons maintenant la notion d’instrument que nous avons jusqu’à présent simplement survolée. L’instrument ne peut être confondu avec l’outil technique puisque l’approche instrumentale distingue l’outil technique (appelé « artefact » de manière plus neutre ») de son devenir en tant qu’instrument lorsqu’il est recruté dans l’activité du sujet. Ainsi, selon Rabardel, « un instrument n’existe pas en soi, un artefact devient un instrument quand un sujet a pu se l’approprier pour lui-même et l’a intégré dans sa propre activité
Rabardel, Les hommes et les technologies, op. cit.↩︎
André Leroi-Gourhan,
Le geste et la parole
(Paris, France : Éditions
Albin
Michel, 1964)↩︎
Les instruments sont les moyens de l’action du sujet, en ce sens, ils sont constitués d’une composante liée à l’action. Les instruments sont ainsi des entités mixtes ; ils sont constitués :
- d’une part, d’un artefact, matériel ou symbolique, produit par le sujet ou par d’autres (dans ce cas, l’outil technique) ;
- d’autre part, de schèmes d’utilisation associés qui résultent d’une construction propre du sujet ou de l’appropriation de schèmes sociaux préexistants.
Le concept de schème s’appuie sur les travaux de Piaget
Jean Piaget, Réussir et comprendre (Paris, France: Presses universitaires de France, 1974) .↩︎
Gérard Vergnaud, « Concepts et schèmes dans une théorie opératoire de la représentation », Psychologie Française, nᵒ 30 (1985): 245‑52 .↩︎
Gérard Vergnaud, « La pensée est un geste. Comment analyser la forme opératoire de la connaissance », Enfance 1, nᵒ 1 (2011): 37‑48 , p. 43.↩︎
est une organisation active de l’expérience vécue, qui intègre le passé, et qui constitue une référence pour interpréter des données nouvelles. C’est donc une structure qui a une histoire, qui se transforme au fur et à mesure qu’elle s’adapte à des situations et des données plus variées, et qui est fonction de la signification attribuée à la situation par l’individu.
28Pascal Béguin et Pierre Rabardel, « Concevoir pour les activités instrumentées », Revue d’Intelligence Artificielle 14 (2001): 35‑54 .↩︎
Les deux composantes de l’instrument, schème et artefact, sont associées l’une à l’autre dans une situation spécifique mais peuvent en même temps être indépendantes : un même schème peut s’appliquer à différents artefacts dans différentes situations d’usage, un même artefact peut s’insérer dans différents schèmes. Rabardel donne l’exemple du schème « frapper », qui de la même manière qu’il est associé communément à un marteau peut aussi être associé à une clef anglaise de manière ponctuelle pour enfoncer un clou dans un mur en béton si cette clef possède les propriétés adéquates. Les instruments ne sont par ailleurs pas isolés les uns des autres, ils sont mobilisés « au fil de l’action, en fonction des buts et des besoins opérationnels du moment
Pierre Rabardel et Gaëtan Bourmaud, « Instruments
et systèmes d’instruments », in Modèles du sujet pour la
conception. Dialectiques, activité, développement,
éd. par Pierre Rabardel et Pierre Pastré,
Travail & activité humaine (Octarès Éditions, 2005), 211‑29,
p. 211.↩︎
L’étude des instruments dans le contexte des activités humaines implique donc une analyse de la manière dont ils sont intégrés dans une activité spécifique. Un instrument est toujours rattaché à une situation et c’est donc dans l’activité, dans l’usage, que les outils techniques peuvent devenir instruments pour les individus
Pierre Rabardel et Renan Samurçay, De l’apprentissage par les artefacts à l’apprentissage médiatisé par les instruments, Sujets, activités, environnements (Presses Universitaires de France, 2006) .↩︎
Les genèses instrumentales
Le concept de genèse instrumentale constitue un outil conceptuel intéressant pour comprendre l’insertion d’une technologie dans l’activité des sujets. Il permet de saisir, d’un même mouvement, l’évolution des artefacts liée à l’activité du sujet et l’émergence des schèmes d’utilisation comme participant d’un même processus d’élaboration instrumentale.
Les genèses instrumentales « apparaissent aux deux pôles de l’entité instrumentale (l’artefact et les schèmes d’utilisation), et présentent ainsi deux dimensions : l’instrumentalisation, relative à l’artefact, et l’instrumentation, relative au sujet lui-même
Béguin et Rabardel, « Concevoir pour les activités instrumentées », op. cit.↩︎
l’enrichissement de propriétés ou de fonctionnalités (processus d’instrumentalisation), mais l’artefact transforme également le sujet et son activité par l’assimilation de nouveaux artefacts aux schèmes ou l’accommodation des schèmes aux nouveaux artefacts (processus d’instrumentation). Développons plus précisément.
Les processus d’instrumentalisation
« Concernent l’émergence et l’évolution des composantes artefact de l’instrument : sélection, regroupement, production et institution de fonctions, détournements et catachrèses, attribution de propriétés, transformation de l’artefact (structure, fonctionnement etc.) qui prolongent les créations et réalisations d’artefacts dont les limites sont de ce fait difficiles à déterminer
Rabardel, Les hommes
et les technologies,
op. cit., p. 111.↩︎
À un premier niveau, l’instrumentalisation est locale, liée à une action singulière et aux circonstances de son déroulement. L’artefact est instrumentalisé momentanément. À un second niveau, la fonction acquise est conservée durablement comme propriété de l’artefact en relation avec une classe d’actions, d’objets de l’activité et de situations. L’instrumentalisation est durable, sinon permanente. Dans l’un comme dans l’autre cas, il n’y a pas transformation matérielle de l’artefact lui-même. Il s’est, seulement, enrichi de propriétés nouvelles, acquises momentanément ou durablement. Enfin, à un troisième niveau, les fonctions acquises peuvent être inscrites dans l’artefact lui-même, par une modification de son fonctionnement ou de sa structure : l’artefact est matériellement modifié.
33Pascal Béguin, « Concevoir pour les genèses professionnelles »,
in Modèles du sujet pour la lconception : dialectiques, activités, développement,
éd. par Pierre Pastré et Pierre Rabardel, Octarès (Toulouse,
2005), 31‑52, p. 13.↩︎
Ainsi l’instrumentalisation désigne le processus par lequel le
sujet met l’artefact « à sa
main » en fonction des
caractéristiques de l’outil (ses potentialités et ses
contraintes) Luc Trouche, « Environnements Informatisés et
Mathématiques : quels usages pour quels apprentis-sages ? »,
Educational Studies in Mathematics, 55, 181-197, mars
2004.↩︎
Les processus d’instrumentation
« sont relatifs à l’émergence et à l’évolution des schèmes d’utilisation : leur constitution, leur fonctionnement, leur évolution par accommodation coordination combinaison, inclusion et assimilation réciproque, l’assimilation d’artefacts nouveaux à des schèmes déjà constitués etc.
Rabardel, Les hommes
et les technologies,
op. cit., p. 111.↩︎
Les évolutions des schèmes et du sujet sont liées à deux processus complémentaires. Le premier est l’assimilation : une conduite donnant lieu à répétition va se schématiser. Le schème va donc être l’ensemble structuré des caractères généralisables de l’action. Il va donc permettre la répétition de l’action à un autre contenu, à un autre artefact. Le deuxième est l’accommodation : quand l’individu éprouve des difficultés à assimiler de nouveaux artefacts avec les schèmes préexistants, il va devoir les accommoder. Cela va donner lieu à des tâtonnements, pour arriver à des transformations et à la création de nouveaux schèmes pouvant amener à une genèse instrumentale. La découverte progressive des propriétés (intrinsèques) de l’artefact par les sujets s’accompagne ainsi de l’accommodation de leurs schèmes, mais aussi de changements de signification de l’instrument résultant de l’association de l’artefact à de nouveaux schèmes. La compréhension des processus d’instrumentation suppose donc la connaissance des contraintes et des potentialités d’un artefact donné.
Selon Rabardel, les processus de genèses instrumentales impliquent, de la part du sujet, « une activité représentative
Idem, p. 118.↩︎
Annie Weill-Fassina, Pierre Rabardel, et Danièle Dubois, éd., Représentations pour l’action (Toulouse, France : Octares éd, 1993).↩︎
L’usage de l’instrument implique, pour l’opérateur, l’élaboration de représentations internes relatives, aussi bien aux modèles de la réalité constitutifs de l’instrument, qu’à certaines caractéristiques de sa structure et de son fonctionnement. L’instrument doit donc avoir une certaine transparence afin de rendre possible la construction et l’actualisation de ces représentations.
38Pierre Rabardel,
« Représentations dans des situations d’Activités Instrumentées », in Représentations pour l’action, op. cit., 97‑111, p. 108.↩︎
Il convient aussi de souligner que les schèmes d’utilisation ont à la fois une dimension privée et une dimension sociale. La dimension privée est propre à chaque individu. La dimension sociale (c’est-à-dire le fait que le schème soit largement répandu dans un groupe social) tient à ce que les schèmes s’élaborent au cours d’un processus où les individus ne sont pas isolés.
Les autres utilisateurs, mais aussi les concepteurs des artefacts, contribuent à cette émergence des schèmes. Les schèmes font l’objet de transmissions, de transferts, plus ou moins formalisés : depuis les renseignements transmis d’un utilisateur à l’autre, jusqu’aux formations structurées autour des systèmes techniques complexes, en passant par les divers types d’aides à l’utilisateur (notices, modes d’emploi, assistances diverses incorporées ou non dans l’artefact lui-même). C’est pourquoi nous parlerons de ‹ schèmes sociaux d’utilisation ›.
C’est ce caractère social des schèmes d’utilisation qui rend possible l’invention et la diffusion d’artefacts au sein d’une même collectivité, et qui rend interchangeables les artefacts appartenant à une même classe. Vygotski dans la perspective historico-culturelle avait déjà exprimé l’idée que les formes et fonctions des comportements artificiels ou instrumentaux sont le produit du développement historique et des acquisitions successives de l’humanité. Les schèmes d’utilisations capitalisent, dans leur forme sociale, ces acquis historico-culturels en matière d’action.39Béguin et Rabardel,
« Concevoir pour les activités instrumentées », op. cit., p.11.↩︎
L’instrumentation et l’instrumentalisation sont donc deux processus corrélatifs qui résultent de l’activité du sujet. Ce qui les distingue, c’est leur orientation. « Dans le processus d’instrumentation, l’activité est en développement, alors que dans le processus d’instrumentalisation, c’est l’artefact qui évolue. Les deux processus contribuent solidairement, et souvent de manière dialectique, à la constitution et à l’évolution des instruments, même si, selon les situations, l’un d’eux peut être plus développé, dominant, voire seul mis en œuvre
Béguin, « Concevoir pour les genèses
professionnelles »,
op. cit., p. 10.↩︎

La genèse instrumentale peut donc être comprise comme un processus de transformation dialectique des artefacts et des schèmes sociaux, au travers duquel se joue le développement de l’individu et de ses ressources. Le développement du point de vue de l’approche instrumentale est ainsi toujours du côté des sujets, qu’il s’agisse de ressources internes (schèmes, concepts en actes, concepts pragmatiques…) ou de ressources externes (instruments). C’est la dimension constructive de l’activité des sujets.
L’activité
constructive
ou le développement
de l’activité
Le processus de genèse instrumentale est donc crucial lorsque l’on s’intéresse à l’appropriation d’un dispositif technique par des sujets
Viviane Folcher, « Des formes de l’activité aux
formes des instruments : un exemple dans le champ du travail
collectif assisté par ordinateur. Interface homme-machine »
(Thèse de doctorat, Université Paris VIII
Vincennes-Saint Denis, 1999).↩︎
Pierre Rabardel et Renan Samurçay, « Modèles pour
l’analyse de l’activité et des compétences, propositions », in
Recherches en didactique professionnelle,
éd. par Renan Samurçay et Pierre Pastré
(Toulouse : Octarès, 2004), 163‑80, p. 166.↩︎
Rabardel et Samurçay, De l’apprentissage par
les artefacts à l’apprentissage médiatisé
par les instruments,
op. cit.↩︎
Rabardel, « Instrument, activité et développement du pouvoir d’agir », op. cit., p. 254.↩︎
En fonction des situations, l’une ou l’autre de ces dimensions peut être prédominante. Ainsi, en situation d’apprentissage, le but est souvent l’activité constructive et l’activité productive est mobilisée comme moyen de déployer cette dernière. Alors que dans les situations de travail et de vie quotidienne, l’apprentissage (et donc l’activité constructive) s’opère toujours dans le cours d’une activité orientée d’abord vers sa dimension productive
Pierre Pastré, « Genèse et identité », in
Modèles du sujet pour la conception. Dialectiques activité
développement.,
éd. par Pierre Rabardel
et Pierre
Pastré (Toulouse :
Octarès, 2005), 231‑60↩︎
Cette distinction d’orientation dans l’activité est particulièrement intéressante pour nous. En effet, au sein de la communauté des designers graphiques, l’apprentissage créatif et technique est profondément enraciné dans les projets. Dès leur formation initiale, une grande place est donnée aux projets (notamment par le biais de workshops) et l’appropriation de nouvelles techniques se prolonge tout au long de leur vie professionnelle, projets après projets, laissant une grande place au développement de l’activité constructive par la pratique.
L’activité constructive est également orientée vers le développement des possibilités de configuration des situations et le développement des activités collectives, notamment professionnelles, à travers la double composante des schèmes, individuelle et sociale
Folcher et Rabardel,
« Hommes, artefacts, activités »,
op. cit.↩︎
Le nouveau élaboré par le sujet individuel ou collectif dans l’activité constructive peut lui-même être partagé, diffusé, recyclé au-delà de son espace de création, de validité et de pertinence initiale. Ce mouvement que nous qualifierons de mouvement de « patrimonialisation » (faute d’une terminologie plus appropriée) (…) a pour horizon et fonction le développement et le renouvellement du patrimoine commun et partageable dans les groupes, collectifs et collectivités d’appartenance. C’est un mouvement de socialisation et de mise en commun. C’est donc une véritable dialectique de l’appropriation/patrimonialisation qui se joue dans les organisations en résonance avec la dialectique des activités constructives et productives. Des mouvements dialectiques qui s’entrecroisent au sein des histoires des personnes, des collectivités et des institutions et qui en sont parties constituantes.
47Rabardel, « Instrument, activité et développement du pouvoir d’agir », op. cit., p. 263.↩︎
Du point de vue de l’approche instrumentale, le développement des individus est inscrit dans leurs environnement matériel et social, en lien avec d’autres sujets. Rabardel utilise pour cela la notion de « sujet capable » :
Le sujet capable est à la fois sujet d’activités productives au quotidien et sujet d’activités constructives, par lesquelles il modèle ses systèmes de ressources et de valeurs, ses domaines, situations et conditions d’activités pour le futur. Il est sujet en développement, et sujet de son développement, sur l’ensemble des dimensions pertinentes et valides pour ses activités. Le sujet capable est un sujet de l’agir en devenir, dont le développement se réalise à chaque moment par les activités constructives, sous des formes et selon des modalités qui articulent son histoire propre et celle de ses communautés, collectivités et groupes sociaux d’appartenance et de vie, dans un triple mouvement d’appropriation, de renouvellement et de mise en patrimoine.
48Pierre Rabardel, « Instrument subjectif et développement du pouvoir d’agir », in Modèles du sujet pour la conception : dialectiques activités développement, op. cit., p. 13.↩︎
La
conception
vue depuis l’approche
instrumentale
Les processus de genèse instrumentale mis en évidence par Rabardel amènent à poser le problème de leurs relations aux processus de conception institutionnels, c’est-à-dire à ce qui est habituellement considéré comme relevant de la conception dans le système de production.
Les évolutions actuelles en cours dans les entreprises constituent un contexte spécifique pour l’évolution des systèmes d’instruments. La mise en processus de nouveaux secteurs de l’économie, le développement des systèmes d’informations cœxtensifs à l’entreprise augmentent l’interdépendance entre les acteurs et conduit à des collisions entre les systèmes d’instruments des différentes communautés. Des types de problèmes nouveaux apparaissent, qui constituent autant de défis et d’enjeux pour la conception. Nous pensons qu’un de ces défis majeurs est la prise en compte et l’anticipation des activités de conception dans l’usage au sein des processus de conception institutionnels. C’est pourquoi nous sommes persuadés que la conception devra de plus en plus clairement être considérée et gérée comme une activité distribuée entre une multiplicité d’acteurs, et de catégories d’acteurs eux-mêmes parties prenantes de situations de communautés et d’institutions multiples.
49Rabardel et Bourmaud, « Instruments et systèmes d’instruments », op. cit., pp. 227-228.↩︎
L’approche instrumentale propose des perspectives pour repenser la nature des processus de conception, non pas à partir d’une distinction temporelle entre conception et usage mais en l’appréhendant comme un processus cyclique de nature distribuée qui alterne des phases de conception institutionnelles et des phases de conception dans l’usage
Béguin et Rabardel,
« Concevoir pour les activités
instrumentées », op. cit.↩︎
Viviane Folcher, « Conception pour et dans
l’usage : la maîtrise d’usage en conduite de projet »,
Revue des Interactions Humaines
Médiatisées 16, nᵒ 1 (2015).↩︎
Ainsi, « le processus de
conception ne s’arrête pas au seuil de l’usage, il se
poursuit au cours de celui-ci en genèses instrumentales,
par les processus d’instrumentation orientés vers le sujet, et par les
processus d’instrumentalisation qui visent directement
l’artefact Rabardel, Les hommes
et les technologiess,
op. cit., p. 131.↩︎
Folcher et Rabardel,
« Hommes, artefacts, activités :
perspective instrumentale »,
op. cit.↩︎
Rabardel schématise l’inscription des processus de genèses instrumentales dans un cycle d’ensemble de conception des artefacts constitué de deux cycles parallèles considérant que les artefacts évoluent sans cesse de manière itérative (voir figure NaN). Le premier cycle s’appuie sur les fonctions constituées par les utilisateur·rice·s lors de processus d’instrumentalisation de l’artefact. Ces fonctions constituées peuvent être reprises par les concepteur·rice·s afin d’être structurellement inscrite dans l’artefact et devenir ici les fonctions constituantes d’une nouvelle génération de l’artefact. Le deuxième cycle s’appuie sur l’émergence de schèmes d’utilisation privés ou sociaux chez les utilisateur·rice·s ou dans les collectifs (processus d’instrumentation) qui peuvent être source de nouveaux modes opératoires à imaginer par les concepteur·rice·s (modalités d’usage anticipées, procédures, etc.). Nous voyons là en quoi les processus d’instrumentalisation et d’instrumentation participent au cycle global de conception, « à la fois solidairement en tant que genèse instrumentale privée, et potentiellement de façon autonome par transfert ou transposition à d’autres cycles de conceptions
Rabardel, Les hommes
et les technologies,
op. cit., p. 131.↩︎

Françoise Decortis, Anne Bationo-Tillon et Lucie Cuvelier invitent elles aussi les concepteur·rice·s à concevoir à partir de des schèmes d’utilisation et inscrire ainsi la conception dans une perspective développementale
Françoise Decortis, Anne Bationo-Tillon, et Lucie Cuvelier, « Penser et concevoir pour le développement du sujet tout au long de la vie : de l’enfant dans sa vie quotidienne à l’adulte en situation de travail », Activités 13, nᵒ 2 (octobre 2016).↩︎
Idem, ¶34.↩︎
Enfin, l’approche transitionnelle, conceptualisée par Anne Bationo-Tillon s’inscrit dans l’épistémologie du sujet capable de l’approche instrumentale et vise à éclairer les dimensions transitionnelles de l’activité
Anne Bationo-Tillon, Céline Poret, et Viviane
Folcher, « Appréhender le développement des organisations
à la croisée du cours d’action et de l’approche instrumentale :
la perspective transitionnelle », Activités 17, nᵒ 2
(octobre 2020) ;
Anne Bationo
Tillon,
« Chemin transitionnel.
Ouverture pluridisciplinaire pour une ergonomie développementale »
(Habilitation à diriger des
recherches, Université Paris 8 Vincennes-Saint Denis, 2017).↩︎
La théorie
historico-culturelle
de
l’activité
Partant du postulat de Leontiev que l’activité est un « système possédant une structure, des transformations internes, des conversions et un développement »
Leontiev, « The Problem of Activity in Psychology », op. cit., p. 10.↩︎
Nous nous sommes basés essentiellement sur la seconde édition de ce livre, publiée par Cambridge University Press en 2014. D’après Engeström, cette seconde édition a subi très peu de modifications, il a essentiellement ajouté une introduction résumant les avancées de cette théorie durant la trentaine d’année écoulée.↩︎
À travers une nouvelle génération de la théorie historico-culturelle, Engeström propose donc d’étendre la conception du sujet de l’activité à une dimension collective. En effet, en tant que théorie psychologique, la théorie historico-culturelle a toujours eu une forte notion du sujet individuel (tout en comprenant et en soulignant l’importance de la matrice socioculturelle dans laquelle les individus se développent). Pour Leontiev, l’objet de l’activité était ainsi principalement l’objet de l’activité individuelle, son « véritable motif (…) derrière lequel se cache toujours un besoin ou un désir, auquel il répond toujours
Leontiev, « The Problem of Activity in Psychology », op. cit., p. 22.↩︎
Le modèle proposé par Engeström embarque, lui, la relation sujet-objet dans un modèle étendu décrivant l’activité comme un phénomène collectif. Dans ce travail de recherche, le sujet de l’activité n’est donc plus un·e designer graphique, mais un groupe diversifié de designers graphiques. L’objet de l’activité peut donc aussi être défini à un niveau collectif et le résultat projeté n’est alors plus momentané et situationnel mais s’inscrit dans une préoccupation collective. Ainsi, la théorie historico-culturelle de l’activité défendue par Engeström nous permet de prendre en compte des médiations encore plus diverses dans l’activité. Elle nous invite à nous intéresser aux dimensions collectives de l’activité et de comprendre l’évolution des systèmes socio-techniques du point de vue des communautés de pratiques qui contribuent à leur développement. Nous nous proposons de structurer la description cette approche à travers cinq points essentiels
Cette structuration
en cinq point a été inspirée
d’un article de Yrjö Engeström :
« Expansive Learning at Work : Toward an Activity Theoretical
Reconceptualization »,
Journal
of Education and Work 14,
nᵒ 1
(février 2001) : 133‑56.↩︎
Les systèmes d’activité comme unité d’analyse
Le modèle proposé par Engeström utilise la notion de système d’activité comme unité minimale d’analyse dont la représentation graphique repose sur un triangle à neuf pôles constitués de multiples médiations entre ceux-ci (voir figure NaN).

2014, p. 63)
Le haut du triangle reproduit le modèle triadique des théories historico-culturelles antérieures. Ici aussi, les sujets mobilisent des instruments, pour agir sur l’objet, le transformer, le produire, conformément à leurs intention, mais leurs actions sont aussi collectivement organisées par des divisions du travail, des règles et la communauté à laquelle ils appartiennent. Ainsi, les sujets s’inscrivent dans une communauté (d’intérêts, de pratiques ou de culture) qui participe aussi à la transformation ou à la production de l’objet. Le concept de communauté renvoie donc à des individualités multiples et/ou des sous-groupes qui partagent le même objet d’ordre général. Ainsi, la communauté comprend ceux·celles qui sont intéressé·e·s et impliqué·e·s dans une même activité (par exemple, les autres designers graphiques, les éditeur·rice·s, les imprimeur·e·s). En ce sens, Étienne Wenger définie les communautés de pratique à travers trois dimensions : l’engagement mutuel de ses membres, l’entreprise commune et le répertoire partagé
Etienne Wenger,
La théorie des communautés
de pratique. Apprentissage,
sens
et identité (Les presses de l’Université de Laval, 2005).↩︎
Yrjö Engeström, « Expansive Visibilization of Work: An Activity-Theoretical Perspective », Computer Supported Cooperative Work (CSCW) 8, nᵒ 1 (mars 1999): 63‑93 , p. 79. Notre traduction.↩︎
Ainsi, la théorie historico-culturelle de l’activité défendue par Engeström prend en compte des médiations encore plus diverses dans l’activité, notamment dans ses dimensions collective. Par exemple, la « division du travail » indique qui, dans la communauté, fait quoi pour transformer l’objet.
Une telle représentation de l’activité permet de saisir simultanément le travail d’un individu ou d’un collectif restreint et son inscription dans une organisation.
Selon le niveau d’analyse, le(s) sujet(s) peut(vent) être une personne, une organisation ou un groupe social, qui est(sont) engagé(s) dans l’activité avec ses attributs particuliers, individuels ou collectifs, de connaissance cognitive, idéologique et intentionnelle (qui peuvent être différents pour la même entité physique dans les différentes activités impliquées selon le contexte).
64Adamides, « Activity-Based Analysis of Sociotechnical Change » , op. cit., p. 2. Notre traduction.↩︎
Par exemple, dans le système qui nous intéresse, il ne s’agit plus de le.la designer graphique en tant qu’autorité singulière, c’est plutôt le·la designer graphique positionné·e lui·elle-même dans un groupe socio-culturel historiquement situé.
Ainsi, le sujet dirige son activité vers un objet commun qui ne cessent de se construire au cours de l’activité :
L’objet est plus qu’un simple but ou un produit. Les objets sont des préoccupations durables et des porteurs de motifs ; ils sont des générateurs et des foyers d’attention, de volition, d’effort et de sens. Par leurs activités, les gens changent constamment et créent de nouveaux objets. Souvent, ces nouveaux objets ne sont pas les produits intentionnels d’une seule activité, mais les conséquences involontaires de multiples activités.
65Yrjö Engeström, Learning by Expanding : An Activity-Theoretical Approach to Developmental Research, Second (Cambridge : Cambridge University Press, 2014), p. xvi. Notre traduction.↩︎
La pluralité des voix dans le système d’activité
Un système d’activité est toujours une communauté de points de vue, de traditions et d’intérêts multiples. La division du travail dans une activité crée différentes positions pour les participants·e·s, qui apportent leurs propres histoires diverses. Le système d’activité lui-même comporte de multiples couches et bouts d’histoire gravés dans ses artefacts, règles et conventions. Ainsi, lorsque l’on s’intéresse à un système d’activité, il faut à la fois prendre en compte une pluralité de voix : les voix singulières de chacun·e mais aussi le(s) point(s) de vues institutionnel(s). De plus, un système d’activité est toujours en interaction avec d’autres systèmes d’activité – eux aussi avec leurs propres cultures et points de vues – et inscrivent par là l’activité dans un contexte sociétaire plus large. C’est à la fois une source de problèmes et d’innovation, exigeant des actions de traduction et de négociation.
Les sociétés et les groupes culturels participent à l’histoire du monde à différents rythmes et de différentes manières. Chacun a sa propre histoire passée qui influence la nature du changement actuel. (…) Les histoires individuelles des sociétés ne sont pas indépendantes du processus mondial, mais elles n’y sont pas non plus réductibles.
66Sylvia Scribner,
« Vygotsky’s Uses of History », in Culture, Communication, and Cognition : Vygotskian Perspectives, éd. par James V. Wertsch (Cambridge : Cambridge University Press, 1985), 119‑45, pp. 138-139. Notre traduction.↩︎
L’historicité des systèmes d’activité
Selon Engeström, les systèmes d’activités sont en mouvement constant. Ils prennent forme et se transforment sur de longues périodes de temps. L’approche historique est donc un élément clé pour comprendre les structures et les interactions des systèmes d’activités actuels. Leurs problèmes et leurs potentiels ne peuvent être compris que par rapport à leur propre histoire.
La théorie de l’activité est issue de l’école de psychologie historico-culturelle. Un principe clé de cette approche est l’historicité. (…) Les différences de cognition entre les cultures, les groupes sociaux et les domaines de pratique ne peuvent être expliquées sans une analyse sérieuse de l’évolution historique qui a conduit à ces différences.
67Yrjö Engeström,
« Activity theory and individual and social transformation », in Perspectives on Activity Theory, éd. par Raija-Leena Punamäki, Reijo Miettinen, et Yrjö Engeström (Cambridge : Cambridge University Press, 1999), 19‑38, p. 25. Notre traduction.↩︎
L’approche historico-culturelle permet ainsi de comprendre les dynamiques qui se jouent dans la formation de métiers liés à des systèmes d’activités particuliers. Leurs pratiques et leurs points de vue ont été forgés par un contexte historique où différentes couches d’un ensemble de compétences complémentaires se sont accumulèes au fil du temps. Ainsi, le travail des designers graphiques doit être analysé par rapport à son histoire locale mais aussi par rapport au contexte historique culturel et social qui l’a fait émerger.
Pour cela, l’analyse historico-culturelle doit se concentrer sur des unités d’analyse de taille proportionnée.
Idem, p. 26. Notre traduction.↩︎
Idem, p. 32. Notre traduction.↩︎
Les
contradictions
comme moteur de
changement
Partant de l’idée marxiste selon laquelle « le changement social (et sociotechnique) est essentiellement le résultat des contradictions inhérentes au système économique capitaliste, exprimées à différents niveaux dans différentes fonctions sociétales
Adamides, « Activity-Based Analysis of Sociotechnical Change », op. cit. Notre traduction.↩︎
Les contradictions peuvent être internes à un système d’activité ou se situer dans les interactions entre un système d’activité et ses systèmes d’activité voisins (« neighbor activities »). Elles peuvent donc se manifester soit chez le sujet lui-même, soit au niveau de la culture de la communauté ou dans le système d’activité collectif constitué de plusieurs systèmes d’activités voisins. Ainsi, Engeström distingue quatre niveaux de contradictions
Engeström, Learning by Expanding, op. cit., pp. 70-73. Notre traduction.↩︎
(1) Au sein de chaque pôles du système d’activité
Les contradictions primaires se manifestent au niveau de chaque pôle du système d’activité étudié : l’objet, les instruments, le sujet, la communauté, les règles et la division travail. Elles sont des tensions structurelles fondamentales qui découlent de la double nature de tout système capitaliste et du conflit entre valeur d’usage et valeur d’échange des marchandises. Par exemple, l’objet de l’activité des designers graphiques est double : concevoir des livres pour transmettre un savoir (valeur d’usage) et toucher des revenus (valeur d’échange).
(2) Entre les pôles du système
Les contradictions secondaires sont celles qui apparaissent entre les pôles. La division hiérarchique rigide du travail, qui retarde et empêche les possibilités ouvertes par de nouveaux instruments, en est un exemple typique. À l’inverse, l’introduction d’une nouvelle technologie est susceptible d’interférer avec les pratiques ancrées dans un milieu, les règles qui y sont rattachées et la division du travail au sein du système.
(3) Depuis un système plus avancé
Le troisième niveau de tensions se manifeste lorsqu’un système d’activité adopte un nouvel élément provenant de l’extérieur (par exemple, une nouvelle technologie ou un nouvel objet). Cela conduit souvent à une aggravation d’une contradiction secondaire où un ancien élément entre en conflit avec le nouveau. Le troisième niveau de contradiction désigne donc des contradictions entre l’objet/motif de la forme dominante de l’activité et l’objet/motif d’une forme culturellement plus avancée de l’activité. Notons que « l’objet et le motif culturellement plus avancés peuvent également être activement recherchés par les sujets de l’activité centrale eux-mêmes
Idem, p. 71. Notre traduction.↩︎
(4) En interaction avec des systèmes d’activité voisins
Les contradictions quaternaires exige de prendre en considération les « activités voisines » essentielles liées au système d’activité centralement étudié. Ces activités voisines peuvent comprendre les activités qui produisent les instruments clés de l’activité centrale (activités productrices d’instruments) ou des activités qui partagent un objet commun. Dans notre cas, cela peut concerner la relation entre le système d’activité du design graphique et le système d’activité de l’édition, avec qui les designers graphiques partagent l’activité de production de livres imprimés. Cela peut aussi concerner le système d’activité propre aux concepteurs de logiciels de PAO. « Naturellement, les ‹ activités voisines › comprennent également des activités centrales qui sont d’une autre manière, pour une période plus ou moins longue, connectées ou liées à l’activité centrale donnée, s’hybridant potentiellement les unes les autres par leurs échanges
Idem, p. 71. Notre traduction.↩︎

quatre niveaux de contradictions
(selon Engeström, 2014, p. 71)
Les contradictions doivent ainsi être comprises comme un moteur
de changement, d’où leur importance dans l’approche
historico-culturelle de l’activité. C’est dans la tentative de
dépasser leurs contradictions en résolvant ces tensions que les
systèmes d’activité se transforment : de nouveaux outils et
nouvelles technologies sont créées, les règles prescrites sont
actualisées ou encore les modes d’organisations transformées par
de nouvelles divisions du travail, voire la disparition ou la
création de
nouveaux métiers.
Notons que les contradiction
ne doivent pas être confondues avec les problèmes ou les conflits
au sein des systèmes d’activité, qui n’en sont eux que les
manifestations visibles
Yrjö Engeström et Annalisa Sannino, « Discursive
Manifestations of Contradictions in Organizational Change
Efforts : A Methodological
Framework », Journal of Organi-zational Change Management
24,
nᵒ 3 (janvier 2011) : 368‑87.↩︎
Le
développement des systèmes d’activité
par l’apprentissage expansif
Le dernier principe de la théorie historico-culturelle de l’activité proclame donc en ce sens la possibilité de la transformation expansive des systèmes d’activités. Les systèmes d’activité connaissent des cycles relativement longs de transformations qualitatives.
À mesure que les contradictions d’un système d’activités sont aggravées, certains participants individuels commencent à remettre en question et à dévier des normes établies. Dans certains cas, cela peut même conduire à une vision collaborative et à un effort de changement collectif délibéré. Une transformation expansive est accomplie lorsque l’objet et la motivation de l’activité sont reconceptualisés pour embrasser un horizon radicalement plus large de possibilités que dans le mode précédent de l’activité.
75Engeström, « Expansive
Learning at Work », op. cit., p. 137. Notre traduction.↩︎
Pour Engeström, les individus produisent donc le développement des systèmes d’activités dans lesquelles ils s’inscrivent, transformant par-là les pratiques collectives et donc sociétales. Il définit ce processus comme un apprentissage expansif basé sur la transformation qualitative d’un système d’activité par des mécanismes de résolutions de contradictions internes au système et hérité de formes précédentes de l’activité. Ainsi, l’apprentissage humain est une activité possédant une structure systémique qui lui est propre mais qui a la particularité d’être en elle-même productrice d’autres activités :
L’essence de l’activité d’apprentissage est la production de structures d’activité objectivement et sociétalement nouvelles (y compris de nouveaux objets, instruments, etc.) à partir d’actions manifestant les contradictions internes de la forme précédente de l’activité en question. L’activité d’apprentissage est la maîtrise de l’expansion des actions vers une nouvelle activité.
76Engeström, Learning by Expanding, op. cit., pp. 98-99. Notre traduction.↩︎
La structure de cette activité d’apprentissage est représentée par la figure NaN. Nous pouvons y voir que la conceptualisation d’une nouvelle activité se base sur des dynamiques internes à la structure de l’apprentissage qui présentent des mouvements de résolutions de contradictions vers un caractère toujours plus collectif de l’activité. Partant du modèle de l’apprentissage expansif et des méthodologies d’analyse qui lui sont associés, Yannick Lémonie et Vincent Grosstephan
Lémonie et Grosstephan, « Le laboratoire du changement », op. cit.↩︎

(selon Engeström, 2014, p. 63)
Une théorie essentiellement pratique
S’inscrivant dans la lignée de Marx et Vygosky et de l’idée d’une théorie essentiellement pratique, la théorie historico-culturelle de l’activité et de l’apprentissage expansif a été développée par Engeström comme un cadre théorique et conceptuel visant à soutenir des méthodologies d’intervention. Depuis 1995, le laboratoire Center for Research on Activity, Development and Learning (CRADLE) à Helsinki où officie Engeström a mis en œuvre et développé dans la pratique une méthodologie d’intervention basée sur une boîte à outils appelée le « Laboratoire du changement » (Change Laboratory). Cette méthode vise à transformer les situations de travail étudiées directement avec les acteur·rice·s concerné·e·s
Yrgö Engeström et al., « The Change Laboratory as a Tool for Transforming Work », Lifelong learning in Europe, 1996. Notre traduction.↩︎
Le Laboratoire du changement est utilisé lorsqu’un système d’activité ou un groupe de systèmes d’activité est confronté à une transformation incertaine mais nécessaire, criblée de motifs contradictoires et stimulée par la possibilité d’atteindre un mode d’activité qualitativement nouveau et émancipé. Le processus du Laboratoire du changement consiste en une série de sessions au cours desquelles les praticiens d’une organisation (ou de plusieurs organisations collaboratrices) analysent l’histoire, les contradictions et la zone de développement proximal de leur système d’activité, conçoivent un nouveau modèle pour celui-ci et prennent des mesures pour mettre en œuvre ce modèle.
79Engeström, Learning by Expanding, op. cit., p. xxxiii. Notre traduction.↩︎
En ce sens, la théorie historico-culturelle de l’activité et de l’apprentissage expansif propose des outils très concrets pour « engager et soutenir les efforts des professionnels dans la reconceptualisation de leur activité collective
Lémonie et Grosstephan,
« Le laboratoire du changement »,
op. cit., p. 3.↩︎
L’intérêt du modèle proposé par Engeström à travers la théorie historico-culturelle de l’activité et l’apprentissage expansif tient dans son caractère systémique. Il permet d’adopter un point de vue qui n’est pas uniquement fondé sur le(s) sujet(s) ni sur les instruments utilisés, mais qui prend en compte l’ensemble du contexte des activités. Par le même temps, il permet de rendre compte des rapports des individus à la société (à travers une activité orientée par un objet répondant à des besoins sociétaux) et de la manière dont ceux-ci participent au développement de nouvelles cultures et de nouveaux systèmes techniques par leur activité.
Dire de la culture qu’elle est inséparable des sujets humains, et suggérer qu’elle renvoie à leurs rapports avec leurs environnements conduit évidemment à poser le problème de sa construction et de son évolution. Les cultures, même si elles constituent vraisemblablement des stabilisations provisoires ou plus durables de processus, sont produites par des activités, et contribuent à produire des activités. (…) Cultures et apprentissages sont en fait très liés, pour autant qu’on veuille bien donner à apprentissage le sens de transformation d’une séquence stable d’activité.
81Jean-Marie Barbier,
« Cultures d’action et modes partagés d’organisation des constructions de sens », Revue d’anthropologie des connaissances, vol 4,
nᵒ 1 (juillet 2010) : 163‑94, p. 171.↩︎
Ainsi, Emmanuel Adamides soutient que la théorie historico-culturelle de l’activité est particulièrement intéressante pour étudier les systèmes culturels et socio-techniques en tant qu’elle « peut être utilisée pour expliquer le changement, c’est-à-dire fournir des réponses aux raisons pour lesquelles le changement, en tant qu’événements observés (changements de régime), a lieu
Adamides, « Activity-Based Analysis of Sociotechnical Change », op. cit., p. 10. Notre traduction.↩︎
Mais c’est surtout le caractère pratique de cette théorie, ancrée dans les préoccupations marxistes de la praxis humaine qui la rend particulièrement intéressante à nos yeux, comme l’exprime Davide Nicolini :
Alors que la plupart des théories de la pratique n’utilisent que certains aspects de la pensée de Marx, une en particulier, la théorie [historico-culturelle] de l’activité, a systématiquement développé les implications de l’œuvre de Marx pour la pensée de la pratique. (…) Au cours de près d’un siècle, les auteurs de cette tradition ont construit une approche de la pratique sophistiquée et de grande envergure qui conserve plusieurs caractéristiques fondamentales et distinctives de la pensée de Marx, telles qu’une forte saveur matérialiste, une attention au rôle des objets dans l’activité humaine, et une sensibilité à la nature conflictuelle, dialectique et développementale de la pratique. Ces caractéristiques (…) font de la théorie de l’activité un ajout unique et fondamental à la boîte à outils de la théorie contemporaine de la pratique.
83Davide Nicolini, Practice Theory, Work, and Organization : An Introduction, First edition (Oxford : Oxford University Press, 2013), p. 104. Notre traduction.↩︎