Julie Blanc – Composer avec les technologies du web

Conclusion

Conclusion

En conclusion, nous aimerions mettre en perspective quelques points de ce travail de recherche par rapport à ce que nous avons pu observer à travers notre pratique et à travers nos interactions avec le monde du design graphique de manière plus générale durant ces quelques années de travail. Nous en profitons pour ouvrir quelques questions laissées en suspens et qui concernent l’avenir de ces nouvelles pratiques utilisant les technologies du web pour la conception, la composition et la mise en page de divers supports imprimés.

Sur la question des formes graphiques

Aujourd’hui en France et notamment dans les écoles d’art et de design, l’utilisation de CSS pour l’impression trouve un écho dans des pratiques graphiques et artistiques pour ses possibilités d’expérimentations graphiques multimédias. Pour son projet de diplôme Rêve Party, Kiara Jouhanneau a ainsi utilisé les technologies du Web pour mélanger interactions à l’écran, fontes variables animées et jeux d’impression1. Pour un workshop consacré à Élisée Reclus, Julien Bidoret a proposé d’intervenir de manière interactive dans des fanzines ensuite imprimés2. Un système de webcam connecté en direct permettait de prendre des photos disposées en fond de page. De manière plus générale, les améliorations récentes de CSS (grilles, boîtes flexibles, dégradés, rotations, transformations et animations, SVG, fontes variables, modes de fusion, etc.) et les processus génératifs rendent les technologies du web de plus en plus attrayantes pour les expérimentations graphiques. Nous pouvons en trouver des exemples dans les travaux publiés à l’occasion de divers workshops que nous avons menés auprès d’étudiant·e·s à l’École supérieure d’art et de design d’Orléans3, l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs4, l’École supérieure d’art et de communication de Cambrai5 ou plus récemment au Piet Zwart Institute de Rotterdam.

Dans leur Manuel de typographie et de mise en page, François Richaudeau et Olivier Binisti définissent la typographique, entendu au sens large de la mise en page et la composition, comme des « règles de construction des systèmes [de pages]6 ». En nous invitant à penser la mise en page de manière systémique à l’aide d’une série d’instructions et de règles dépendantes les unes aux autres, les mécanismes des feuilles de style CSS permettent de faciliter certaines décisions de mise en page qui

sont rationalisables et paramétrables et qui se prêtent particulièrement bien à la programmation (grille proportionnelles, hiérarchie typographique relative, ancrage des notes en marges, etc.).

Faisant cela, les technologies du Web rejouent techniquement des notions fondamentales de mise en page déjà présentes dans l’histoire du design graphique. Toutefois, elles redistribuent certaines de ces notions dans une série de concepts programmatiques basés sur des logiques d’arborescence, d’hérédité, de variables, de calculs mathématiques, de flux, d’ancrage, etc. En cela, elles montrent aussi certaines ruptures et autorisent un renouvellement des pratiques et des logiques créatives des designers graphiques.

Les feuilles de style peuvent ainsi être utilisées de façon créative dans les mises en pages imprimées en montrant quelque chose de ce qui fait la caractéristique de CSS : un langage créé pour répondre à la variabilité des supports et des dimensions d’affichage d’un document. De la même manière, l’imbrication des éléments dans une arborescence contextuelle invite à penser des jeux graphiques pouvant potentiellement s’appuyer sur cette arborescence ou la refléter.

L’utilisation de scripts augmente encore les possibles ; notamment parce que la mise en page pour l’imprimé et pour l’écran depuis un environnement unifié invite à des hybridations avec des processus et des technologies utilisés par ailleurs dans les mouvements artistiques de creative coding de manière plus générale (appel à des bases de données, utilisation d’API, dessins vectoriels génératifs, etc.)7.

Cette question du renouvellement des formes graphiques a été abordée indirectement de nombreuses fois dans ce travail. Nous en avons vu des exemples : les pages de titre mises en page par Amélie Dumont à l’aide de CSS flexbox ; le programme 2013-2014 de la Balsamine créé par Open Source Publishing où quelques astuces graphiques permettent de laisser des indices sur le processus utilisé pour la mise en page (images coupées à la manière d’un flux, présence d’une barre de scroll, etc.) ; le livre Controverses. Mode d’emploi où Sarah Garcin emploie un script afin de disposer aléatoirement des éléments en fonction du numéro de la page sur laquelle ils apparaissent.

Ainsi, l’utilisation du code invite à concevoir des mises en page qui n’auraient pas pu être pensées si elles n’avaient pas directement été travaillées dans les navigateurs web et avec HTML et CSS. Ces mises en page embarquant avec elles quelque chose qui touche aux caractéristiques de ces langages. Les technologies du Web invitent donc les designers graphiques à penser le code comme un appareil réflexif intégré au processus de création et à la production de formes graphiques.

Soulignons par ailleurs que ces observations offrent des arguments en faveur d’une reconnaissance des savoir-faire spécifiques des designers graphiques en matière de mise en page et de composition. Cette reconnaissance est primordiale pour lutter contre l’essor des procédures « automatisées » dans certains secteurs de l’édition où nous constatons un appauvrissement toujours plus grand du travail de mise en page. Les technologies du web offrent ainsi aux designers graphiques l’opportunité d’exprimer tout leur art en dialogue avec le code. Elles proposent des voies pour intégrer ces secteurs qui peuvent être séduits par l’idée de mise en page « programmée ». En ce sens, nous espérons aussi répondre aux craintes des designers graphiques face au code8. Notre recherche donne ainsi des arguments pour débattre de l’acceptation des technologies du web dans le domaine du design graphique, un défi majeur pour la profession.

Les enjeux pédagogiques

Le développement de l’activité de composition par les pratiques avec les technologies du web représente un défi et une opportunité pour les pratiques pédagogiques avec des questions comme la redistribution de l’autorité, la définition d’activités frontières ou la construction d’instruments.

En France, comme en Europe, la question de l’enseignement du design graphique dans les écoles d’arts et de design est traversée par de nombreux paradoxes soulignés par Catherine de Smet dès 20099 et plus récemment par Silvio Lorusso en 202010. D’un côté, la valorisation excessive de la multidisciplinarité, l’accent mis sur l’expression personnelle des étudiant·e·s (de préférence envisagée sous l’angle de l’autonarration) et l’exigence de se « positionner » face à des sujets de société complexes et exigeants (féminisme, antiracisme, écologie, etc.) se sont multipliés rendant les contours du champ de design graphique toujours plus flous. De l’autre, la banalisation des savoirs techniques réduits à la simple maîtrise de logiciels a participé à la dévalorisation des apprentissages techniques, ce qui a eu pour conséquence un effacement progressif du rôle des écoles comme lieu de reproduction professionnelle et de construction d’une identité solide pour les disciplines liées au design, et notamment le design graphique.

Ce que je veux souligner ici, c’est un double mouvement : d’une part, les designers tentent de devenir polyglottes pour communiquer avec divers experts ; d’autre part, ils renoncent à une relation intime avec des métiers spécifiques. (…) La déqualification, qui est l’autre nom de la surcompétence superficielle (savoir un peu tout), va de pair avec les softskilling. Le designer n’est plus un expert du métier, du processus et de la méthode, mais un expert de la médiation, de l’articulation et du cadrage. (…) On retrouve ici un parallèle avec la tertiarisation du travail où les soft skills, tant sociaux que managériaux, prennent le pas sur les hard skills d’artisanat et de savoir-faire. (…) Tout cela sur fond de crise de compétence plus générale : on ne fait plus confiance aux experts.11

Ainsi, la transmission de savoir-faire a été souvent écartée au profit d’approches plus conceptuelles. Pourtant, selon Lorusso l’apprentissage technique peut être une solution pour pallier la crise identitaire traversée depuis quelques années par le design (graphique) et par ses praticien·e·s :

La dévalorisation générale de la spécificité des compétences est inquiétante car, dans une société qui chérit avant tout le travail, l’artisanat est souvent l’une des rares formes stables de construction identitaire : la maîtrise d’un métier va bien au-delà d’un titre professionnel. « Un bon travail bien fait » peut être une île de stabilité personnelle dans un océan de syndrome de l’imposteur et de doute de soi. De plus, l’artisanat va à l’encontre de l’horizontalité radicale et imaginaire en montrant le côté positif de la hiérarchie : une relation maître-apprenti d’atelier n’est pas en soi une relation d’exploitation, d’abus.12

Or, pendant longtemps, la place que doit prendre l’apprentissage technique (numérique) et notamment les pratiques du code dans les écoles d’art et de design a été âprement discutée : le numérique, est-il une culture ou une question purement technique ? Faut-il en faire un apprentissage spécifique ou l’intégrer à l’ensemble des formations ? Ainsi, même s’ils ont pu être sensibilisés parfois aux enjeux du numérique au cours de leur formation, les designers graphiques travaillant aujourd’hui avec la programmation et le code affirment souvent encore s’être auto-formé·e·s13.

Bien que les discours actuels aient évolué, nous constatons que ces pratiques sont encore trop souvent perçues comme expérimentales (« non professionnelles ») ou analysées sous leur seul angle critique notamment par le biais de workshops sans être totalement incluses dans les parcours de formation. Or, il est important de souligner l’adaptation remarquable des technologies web à de nombreux domaines du design graphique, en particulier la conception de sites web et la composition imprimée, comme cela a été démontré dans le cadre de cette recherche.

Nous notons en outre que la supposée difficulté du code est un épouvantail constamment brandi – souvent avec mauvaise foi – pour ne pas changer le statu quo. Soulignons alors que, les langages HTML et CSS étant des langages déclaratifs il n’y a pas besoin de solides bases de programmation pour commencer à les utiliser (contrairement aux langages nécessitant une compilation ou ceux orientés objet par exemple). HTML et CSS sont par ailleurs les langages informatiques les plus documentés sur le web ; une simple recherche permet d’accéder à des milliers de tutoriels et une très grande documentation en libre accès. Leur apprentissage ne souffre d’aucune barrière économique pour peu que l’on ait accès à un ordinateur et Internet – conditions déjà requises pour utiliser Adobe InDesign aujourd’hui. L’apprentissage est par ailleurs exponentiel, il est facile de commencer à créer des documents avec peu de connaissances et de monter en compétence au fur et à mesure de la pratique.

Les bénéfices de l’utilisation des technologies du web pour la pédagogie sont ainsi multiples : relative autonomie d’apprentissage, souveraineté technique et économique, liberté de création, etc. Quelques enseignant·e·s travaillent à porter cette vision dans les écoles d’art et de design. En France, citons Julien Bidoret à l’École supérieure d’art et de design des Pyrénées et Quentin Juhel à l’École Supérieure d’Art et de Design Grenoble – Valence. En Belgique, nous retrouvons beaucoup de membres d’Open Source Publishing dans les équipes enseignantes. Aux Pays-Bas, le master Experimental Publishing de la Piet Zwart Institute travaille aussi sur ces questions.

Notons aussi une initiative d’archivage portée par Lucile Haute et Quentin Juhel, la bibliothèque web to print, destinée à réunir des éditions produites avec les technologies du web ou des outils libres et open source14. Ce fonds itinérant vise à pallier la difficulté d’accéder aux exemplaires réalisés selon ce type de processus et est destiné soit à circuler d’une école à une autre pour les besoins d’une séquence pédagogique, soit à être présenté dans des contextes publics tels que des salons et expositions.

La nécessité de la participation

La question de l’adoption des technologies du web par les designers graphiques ne peut pas être posée sans la question de la participation à la conception des instruments collectifs. Les valeurs portées par l’open source et les logiciels libres trouvent un écho de plus en plus fort chez les designers graphiques concernés par les enjeux politiques, écologiques et économiques de leurs pratiques. Utiliser des produits libres open source est ainsi considéré comme une façon de résister aux grandes entreprises de l’informatique, tout en obtenant une valorisation personnelle et l’estime des autres. De même, la figure du « hacker » est particulièrement valorisée et serait une base pour aborder la technologie de manière critique et créative.

Cependant, ces discours tendent à négliger plusieurs aspects cruciaux de la culture du logiciel libre et notamment l’exigence de participation à l’activité collective et la production effective de code partageable. À travers une conversation imaginaire entre un designer et un hacker, Anja Groten exprime ainsi sa méfiance à l’égard des approches du hacking par les designers qui oublient bien souvent la sociabilité inhérente aux pratiques du hacking et s’en tiennent à utiliser son jargon pour repenser les méthodes de design.

Le piratage informatique semble séduisant, offrant des modes attrayants de fabrication autodéterminée. (…) Nous devons aller au-delà de la fétichisation du mode de production hacker, et plutôt enquêter sur la construction sociale alambiquée du hacking - y compris ses frictions et ses dilemmes. (…) Je doute que les designers comprennent réellement ce que signifie le piratage. Le hacking n’est pas une méthode que l’on apprend et que l’on applique ensuite. Il n’est pas non plus possible de conceptualiser le piratage à l’aide du design. Les designers doivent apprendre à écrire, à lire et à corriger le code. Ils doivent s’alphabétiser avant de pouvoir se considérer comme des hackers. (…) Le hacking pourrait être une attitude à l’égard de la création. Mais cette attitude est étroitement liée à la pratique de l’écriture de logiciels, du débogage, de l’exécution et de la maintenance de systèmes.15

La position critique des designers ne s’accompagne ainsi pas toujours d’une réelle participation à la communauté, au risque de rester dans la superficialité. Dans les faits, peu de designers graphiques qui utilisent des outils et logiciels libres et open source participent à leur développement ou au partage collectif. Nous observons donc une certaine dissonance entre de forts discours politiques et des pratiques concrètes où les logiciels libres et les technologies du web sont utilisés dans un simple rapport de consommation.

L’ouverture des logiciels n’est pas un acte déclaratif. Dire qu’un logiciel est libre ne préserve pas la liberté des utilisateurs. La charge de liberté se trouve dans la distribution du code source ainsi que dans sa documentation. L’accès au code source du logiciel ainsi que la détermination pédagogique qui l’accompagne sont nécessaires à la transindividuation des communautés du logiciel libre.16

Les aspects de socialité et de communauté créés par ces pratiques deviennent des ingrédients cruciaux dans la production matérielle d’objets et d’artefacts. L’exigence du « contre don technologique17 », du renvoi à l’autre, est un élément essentiel dans la construction des outils libres et open source. Le modèle promu par la culture du Libre favorise la création d’une communauté de partage où chacun·e peut mettre les fruits de son travail au service des autres. Chaque personne y travaillant est sûre que son travail profitera à tou·te·s, de la même manière qu’elle-même pourra profiter du travail de tou·te·s. Il est donc important de penser la participation à ces dynamiques.

L’exigence d’une utilisation non-passive des technologies et d’engagement ne va pas sans certaines difficultés. Les designers graphiques qui s’y risquent sont ainsi continuellement exposés à toutes sortes de conflits et à des choses qui ne fonctionnent pas. Cependant, Groten rappelle que la frustration (face à ces quelques lignes de code qui ne marchent pas), la rencontre avec la résistance et les dilemmes font partie intégrante de la culture hacker, parce qu’elle est justement ancrée dans le faire (« making ») et que c’est là son travail politique18.

De plus, la demande toujours plus grande de logiciel libre et open source (pour des raisons éthiques, économiques et écologiques) n’est pas toujours suivie par une plus grande communauté de contributeur·rice·s ni d’investissements financiers. Ceci entraîne des questions sur la charge de travail reposant sur un petit groupe de personnes qui deviennent les réceptacles d’attentes et de besoins démesurés. Les risques d’épuisement individuels sont ainsi croissants et pointent depuis quelques mois dans la communauté des designers graphiques. Par ailleurs, l’utilisation des technologies du web est souvent évincée au motif qu’elles ne sont pas assez matures et séduisantes. Il est vrai que certaines fonctionnalités ne sont pas aussi performantes que dans un logiciel comme InDesign. Toutefois, il convient de rappeler que cette différence est largement justifiée par la disparité des dépenses colossales19.

Il y a urgence à penser un modèle économique et social afin de rendre ces pratiques soutenables dans le champ du design graphique. La question est de savoir comment transformer cette communauté en un groupe plus large et plus diversifié d’acteur·rice·s participant de manière concrète au développement des outils, à leur documentation et à leur valorisation, ainsi qu’à des démarches pédagogiques ouvertes.

Selon nous, la création d’alternatives viables nécessite un accompagnement des institutions publiques et le renforcement des initiatives communes. Par exemple, communautés de pratique et écoles d’art et de design pourraient se nourrir réciproquement : les communautés de pratique en amenant des activités spécifiques à enseigner dans les écoles, inscrites dans un futur professionnel existant, et les écoles en proposant des ressources financières20 et un réservoir de nouveaux·elles praticien· ne·s. Rappelons par ailleurs que les avancées techniques et sociales les plus significatives ont toujours étaient liées à des institutions publiques et/ou à la recherche : lorsque Tim Berners-Lee a inventé le Web, il était alors adossé au Conseil européen pour la recherche nucléaire (CERN).

À plus grande échelle, il est nécessaire d’aborder les aspects du travail en relation avec les communautés de pratique ouverte. En ce sens, la figure qui est invoquée n’est pas celle du militant ou du bénévole qui soutient gratuitement une cause, ou encore celle du « hacker / bidouilleur / bricoleur » qui détourne les technologies pour son usage personnel, c’est aussi celle du travailleur ou la travailleuse qui apporte sa pierre à une production collective.

Une utopie concrète

Avant l’apparition de la micro-informatique, les designers graphiques avaient besoin d’accéder à des équipements de photocomposition et des processus d’impressions coûteux. Les moyens de production du graphisme étaient détenus par des entreprises et rarement par des particulier·ère·s. L’arrivée des premiers ordinateurs personnels a permis aux graphistes d’être impliqué·e·s dans toutes les étapes de la production. Aujourd’hui, toute personne disposant d’un ordinateur a accès à la même qualité de production de médias numériques que les professionnels. Mais cet accès a été à nouveau privatisé par des entreprises de conception de logiciels. La main mise sans partage d’Adobe sur les pratiques du design graphique, y compris dans la formation, est aujourd’hui plus criante que jamais et pose la question de la souveraineté des outils et de la propriété des moyens de production.

Ce travail de recherche a montré que des alternatives sont possibles, notamment à travers la culture du logiciel libre qui a pour intérêt d’articuler technologies et changement social à travers la création de communautés sociales. La culture du logiciel libre est ainsi digne d’intérêt « en ce qu’[elle] constitue une manière de conduire l’action collective en adéquation avec les objectifs qu’elle se donne21 ». En ce sens, ces pratiques sont politiques parce qu’elles sont occupées par leur propre politique organisationnelle, ainsi que par la politique des artefacts qu’elles conçoivent et font circuler. En déplaçant l’idée qu’il faut « fabriquer ses outils » vers la construction de communautés de pratiques et leurs ressources, notre volonté est de contribuer à créer une société dans laquelle les individus sont acteur·rice·s d’un système qu’ils·elles modèlent en prenant part aux pratiques collectives.

La mobilisation des technologies du web dans les pratiques que nous avons décrites rejoint ainsi la vision du web utopique telle qu’elle était à ses débuts, non basée sur la privatisation, le pouvoir, les hiérarchies ou la surveillance, mais l’ouverture, la communication et la communauté. À travers leur utilisation, nous cherchons à « construire, au sens propre, des formes alternatives, et ne pas simplement en discuter ou en débattre22 ». Broca se propose ainsi d’analyser la culture du logiciel libre sous l’angle de l’utopie concrète :

Ce qui caractérise [la culture du logiciel libre], (…) [c’est] la construction empirique de l’organisation collective au plus près des exigences de la pratique. Il n’y a pas à proprement parler de modèle organisationnel du Libre. Il y a une méthode, fondamentalement expérimentale et liée à la valorisation de l’apprentissage par le faire. Être libre d’expérimenter, c’est pouvoir se tromper, découvrir ce dont on ne soupçonnait pas l’existence et arriver là où on n’aurait pas été conduit. C’est être capable de bricoler les technologies, de réviser les agencements collectifs et de se réapproprier certains savoirs confisqués par leur incorporation dans des structures de pouvoir. C’est tenter de concilier le maintien d’une autonomie individuelle forte avec les réquisits d’une action collective efficace. (…)

Un tel horizon collectif a aujourd’hui toutes les chances d’être qualifié d’utopique au sens péjoratif du terme. Pourtant, l’un des intérêts du Libre est de lui avoir donné certaines formes de concrétisation et d’avoir formulé quelques propositions qui suggèrent que, d’une certaine manière, il est déjà là. Ce bouillonnement de pratiques et de projets prouve qu’il existe dans le présent des ressources pour construire les conditions collectives de l’autonomie de chacun. Telle est peut-être finalement la promesse de l’utopie du Libre et le sens de cette liberté que le mouvement du free software n’a cessé de revendiquer. Il s’agit moins de défendre la « liberté » des logiciels, que de favoriser l’autonomie effective de ceux qui vivent dans un monde où les logiciels occupent désormais une place prépondérante.23

En nous intéressant aux objets composés (la mise en page d’ouvrages imprimés), nous en sommes arrivés à interroger la composition de communauté de pratique. Comme nous invite y Bruno Latour dans son manifeste compositionniste24, il s’agit à présent de composer avec les autres et avec les outils qui nous entourent pour pouvoir composer ensemble. Notre travail de recherche s’est employé à démontrer que cette utopie concrète est à portée de code.