Julie Blanc – Composer avec les technologies du web
Situer la recherche : problématique scientifique et démarche de recherche
Situer la recherche :
problématique scientifique
et
démarche de recherche
L’activité de composition
Les cadres théoriques dans lesquels cette recherche s’inscrit nous invitent à conceptualiser les pratiques des designers graphiques qui nous intéressent du point de vue de l’activité. En ce sens, nous employons le terme d’« activité de composition » pour désigner l’activité des designers graphiques engagé·e·s dans la conception, la mise en page et la composition d’ouvrages imprimés.
Nous avons choisi cette désignation pour deux raisons. Premièrement, elle permet de mettre l’accent sur un domaine précis du design graphique, celui de la conception d’ouvrages éditoriaux. En effet, dans le vocabulaire du métier, la « composition » désigne au départ le travail qui consiste à assembler les caractères (de plomb) pour former des lignes de texte. Il nous paraît donc ici particulièrement opportun à adopter. Deuxièmement, de manière générale, le terme « composition » se réfère à l’action de combiner ou d’assembler des éléments pour former quelque chose de nouveau. Il nous permet donc d’insister sur le caractère développemental de l’activité qui nous intéresse.
Ce sera donc aussi le système d’activité de la composition qui sera considéré comme le système d’activité central à étudier du point de vue de la théorie historico-culturelle de l’activité.
Hypothèses
de recherche
et problématique
scientifique
Analyser les genèses instrumentales à l’œuvre dans l’activité de composition avec les technologies du web
L’utilisation du code dans l’activité des designers graphiques offre un tout nouveau paradigme, éloigné du paradigme wysiwyg dont sont porteurs les logiciels à interface graphique. De la même manière, l’introduction du web et de ses caractéristiques de fluidité remet en question la mise en page fixe telle que les designers graphiques la connaissent et la pratiquent depuis des siècles. Lorsque l’activité de composition des designers graphiques rencontre celle de programmation, elle est évidemment transformée.
Le champ de recherche de l’activité instrumentée nous apporte un cadre pour aborder les questions relatives à l’usage des technologies du web dans la composition pour des productions imprimées. L’analyse de leur utilisation réelle nous permet de comprendre la manière dont l’activité se transforme et où, exactement, ses transformations ont lieu. Nous nous interrogerons sur l’appropriation de ces technologies par les designers graphiques et leur constitution en tant qu’instruments. Nous n’oublierons pas la question de la création qui intéresse également le design graphique. Nous nous demanderons si cette évolution instrumentale peut ouvrir de nouvelles perspectives pour l’activité des designers graphiques et s’inscrire dans ses dimensions créatives, plastiques et sensibles.
Caractériser les manières dont s’incarne la culture du logiciel libre dans l’activité de composition
Nous avons souligné dans notre état de l’art que la culture du logiciel libre est porteuse de valeurs liées à la revendication d’autonomie dans le travail, à la promotion d’un rapport actif et créatif aux objets techniques et à la défense militante de la circulation de l’information. Notre hypothèse de recherche consiste à étudier comment la culture du logiciel libre se manifeste concrètement dans l’activité des designers graphiques, en prenant en compte les transformations des interactions entre le sujet, l’objet de son activité et les technologies du web. De quelles manières ces valeurs se traduisent-elles dans des actes ?
Nous nous concentrerons notamment sur l’inscription des designers graphiques dans une communauté de pratique portée par les mêmes valeurs de partage présentes dans la culture du logiciel libre. Nous nous demanderons où se situent les dimensions collectives de l’activité de composition dans un contexte où les évolutions techniques ne sont plus exclusivement issues d’entreprises, mais émanent également des individus eux-mêmes. Nous verrons aussi de quelles façons les designers graphiques replacent le web dans la position utopique qu’il incarnait à ses débuts.
Inscrire l’utilisation des technologies du web dans l’histoire développementale de l’activité de composition
D’une part, nos cadres conceptuels nous ont permis de montrer l’intentionnalité de l’agentivité des humains et leur capacité à initier des changements qui participent ainsi à leur développement individuel et au développement des systèmes socio-techniques dans lesquels ils·elles s’inscrivent. D’autre part, dans le chapitre précédent, nous avons décrit les designers graphiques en tant que groupe socio-culturel historiquement situé. Nous allons donc continuer notre démarche en décrivant les dynamiques développementales à l’œuvre dans la construction et le développement d’une communauté de designers graphiques associée à l’utilisation des technologies du web.
En ce sens, nous nous demanderons comment l’insertion de l’activité de programmation – et plus spécifiquement de la culture liée au logiciel libre et open source – dans l’activité de composition participe à la reconfiguration de la division du travail, des instruments, des règles et des normes de cette communauté de pratique de designers graphiques. Nous utiliserons la théorie historico-culturelle de l’activité et de l’apprentissage expansif comme méthode d’enquête pour mettre en évidence l’émergence dans la pratique d’un nouveau système d’activité avec les technologies du web.
À la lumière de ces hypothèses et axes de recherche, une question générale de recherche se dégage : Comment les designers graphiques élaborent-ils·elles les instruments de leur activité de composition avec les technologies du web et participent de fait au développement de leur communauté de pratique ? De quelles caractéristiques sont porteurs ces instruments ?
Une
recherche pour et par la pratique
(problématique de design)
Notre démarche est celle d’une praticienne qui s’inscrit dans un travail de recherche et se pose des questionnements scientifiques à propos de pratiques auxquelles elle participe. En ce sens, nous réaffirmons la visée transformatrice de notre recherche, et comment de celle-ci peut émerger d’un dialogue entre théorie et pratique. Nous adoptons, à la suite de la proposition d’Anna Stetsenko, une position militante transformatrice (« a transformative activist stance »). Elle décrit par ces termes une position de recherche conçue intentionnellement et consciemment à partir d’un ensemble de valeurs et d’objectifs pour procéder à l’exploration et à la construction de théories en s’engageant à réaliser ces valeurs et ces objectifs, « comme une intervention dans le statu quo ». Ainsi, la position proposée par Stetsenko va bien au-delà de la participation à un terrain sous le modèle de l’observation participante1, et propose plutôt de transformer et de transcender les pratiques auxquelles les chercheur·euse·s s’intéressent pour créer un avenir différent.
Le rôle de la connaissance et de la théorie (…) est radicalement remanié puisqu’elles sont transformées en instruments de pratique sociale imprégnés d’activisme et de changement transformatif. La recherche n’est pas menée dans le but neutre de découvrir ce qui est ‹ là dehors › dans le monde et qui est en quelque sorte supposé exister indépendamment des pratiques humaines, mais plutôt dans le but de créer et d’inventer de nouvelles formes de pratiques sociales et de développement humain. (…) En d’autres termes, parce que nous agissons toujours dans la poursuite d’objectifs (…), la production de connaissances est profondément contingente à ce que les individus et les communautés considèrent comme devant être tout en réalisant activement ces engagements dans le présent. En outre, parce que la connaissance n’est considérée que comme une dimension du flux incessant de pratiques sociales qui constituent rien de moins que la réalité elle-même, enchevêtrée dans des processus d’être et de faire, la production de connaissances est toujours un acte de création de la réalité et d’invention de l’avenir.2
Problématique de design
La recherche par et pour la pratique est ainsi au cœur de notre démarche. Autrement dit, notre objectif est de comprendre et d’accompagner le développement d’une communauté de pratique à travers une approche de recherche transformatrice et développementale. Pour reprendre les termes de Findeli, notre problématique de design est donc non seulement de contribuer à outiller la réflexivité de la communauté de pratique sur sa dynamique développementale, mais aussi de participer de cette dynamique. L’approche transitionnelle nous permettra de discuter des apports de la thèse pour cette communauté de pratique.
Démarche méthodologique générale
Cette recherche s’inscrit dans le champ de la recherche qualitative3 et s’appuie sur le paradigme interprétatif. Pour rendre compte de ce qui se reconfigure dans le rapport des mailles locales et globales de l’activité de composition des designers suite à l’introduction des technologies du web, nous mobilisons de manière complémentaire la focale de l’approche instrumentale et de la théorie de l’activité historico-culturelle. Ces deux approches nous permettront d’effectuer des allers-retours entre une granularité d’analyse individuelle et une granularité d’analyse collective de l’activité de composition. Par ailleurs, nous n’hésiterons pas à préciser certains concepts de ces deux théories au fur et à mesure de notre analyse afin d’étoffer notre compréhension.
L’ergonomie affirme que pour comprendre l’activité, il faut regarder là où elle se déroule. Nous avons ainsi constitué trois études empiriques nous permettant d’observer et d’analyser l’activité des designers graphiques à travers différents prismes et différentes méthodologies (entretiens semi-directifs, observation de l’activité, entretiens d’auto-confrontations, participation à l’activité, etc.). Ces méthodologies seront présentées spécifiquement pour chacune de nos études. Les études nous permettront d’analyser progressivement différents aspects des nouvelles pratiques des designers graphiques suite à l’introduction des technologies du web.
- Notre première étude, basée sur des entretiens auprès de neuf designers graphiques, nous permettra de caractériser l’activité de composition. Les objectifs seront dans un premier temps de présenter les designers graphiques en tant que professionnels de cette activité avec des pratiques diverses ainsi que d’analyser l’organisation de l’activité de composition sans distinction d’utilisation des logiciels de PAO ou des technologies du web. Dans un second temps, nous étudierons les premières transformations de l’activité de composition suite à l’introduction des technologies du web à partir des discours que les designers graphiques expriment en référence à leurs pratiques.
- Notre deuxième étude, basée sur le suivi au long cours de deux designers graphiques, proposera d’analyser plus précisément l’activité de composition avec les technologies du web en se basant sur l’observation en situation de cette activité. Il y sera notamment question d’observer et décrire les genèses instrumentales à l’œuvre dans l’activité de ces deux designers.
- Notre troisième étude participera de manière très pragmatique à la visée transformatrice de notre recherche et s’appuiera sur la constitution d’un hackathon autour du développement d’un instrument collectif de la communauté de pratique : Paged.js, une librairie libre et open source permettant d’utiliser les technologies du web pour l’impression dans les navigateurs web. Nous nous intéresserons au processus de conception de cet outil afin de caractériser comment celui-ci se situe sur plusieurs plans ; un de ces plans participant à ce que nous conceptualiserons comme des « genèses instrumentales collectives ».
L’approche instrumentale nous permettra de décrire très finement comment s’élaborent les instruments de manière collective au sein de cette communauté de pratique en mobilisant le prisme de l’activité humaine située, c’est-à-dire « une activité ancrée dans un contexte bien spécifique, avec des enjeux propres aux acteurs effectivement présents dans cette situation, une histoire et une culture qui vont influer sur les agissements et les vécus dans cette situation4 ». La théorie historico-culturelle de l’activité nous permettra quant à elle de prendre un point de vue systémique sur l’activité de composition.